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 Vous êtes ici: Accueil >  Sommaire des numéros parus >  N° 89 mars 2007

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        "C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie"

        Lip, de Palente au Xingu

        33 ans après, la lutte des Lip est mise en film, qui sort nationalement sur les écrans le 21 mars. Une éclaircie dans un ciel morose, un film à voir toute affaire cessante. Au Méliès, le film est à l’affiche dès le 21 mars, et le vendredi 23, à 20h30, un débat aura lieu à l’issue de la projection avec Attac. Jean Raguenes, actuellement dans le haut Xingu au fond de l’Amazonie, a eu la gentillesse de répondre par téléphone aux questions du Poivron, ainsi que Florent Verdet, assistant du réalisateur.

    Entretien avec Jean Raguenes

    Quel a été ton itinéraire, de Lip à l’Amazonie ?

    Après avoir cessé mon travail à Lip en 1985, je suis resté encore deux ans à Besançon, avant d’aller dans un couvent de Dominicains à Strasbourg. Là, j’ai découvert les questions du Tiers-Monde en travaillant pour une association d’information et de documentation sur le développement, Infodev. Auparavant, je n’avais jamais voyagé, et le Tiers-Monde m’a passionné. Cette association appartient à un réseau de quarante centres de documentations en France, Ritimo (www.ritimo.org), dont j’ai été le président avant de partir au Brésil.

    En 1993, j’ai souhaité partir dans un pays du Tiers-Monde. Mes supérieurs souhaitaient que j’aille en Afrique, où les Dominicains sont organisés avec une Province, mais j’ai choisi le Brésil. En effet, un ami du temps de mes années d’études, en 1968, Henri Burin des Roziers, frère dominicain aussi, était déjà au Brésil. Il était venu à Besançon avec moi en 1970, puis, après deux ans à Annecy, s’y était installé dès 1978. J’avais été le voir à deux reprises, en 1985, et en 1993.

    Je suis donc arrivé en mars 1994 au Brésil, où j’ai fait une sorte de "tour social" pendant près d’un an, pour connaître les mouvements sociaux et choisir l’endroit où m’installer. J’ai passé trois mois et demi à Brasilia, deux mois à Goias Velho, 2 mois dans la région de la transamazonienne, 4 mois à Sao Paulo. J’ai alors fait le choix de la Pastorale de la terre, dans le Xingu, sur la Transamazonienne, aux confins de l’état du Para, où un poste était disponible. Je suis resté 5 ans à Altamira (bas Xingu), et je suis depuis à Tucuma (haut Xingu). (Note : Le Xingu est un fleuve affluent de l’Amazone, et une région très isolée au centre du Brésil)

    Que fait la commission pastorale de la terre ?

    En premier lieu la défense des droits de l’homme, notamment la lutte contre le travail esclave, et l’application des droits travaillistes, la loi étant rarement suivie d’effets. Ensuite, le développement de l’agriculture familiale, en liaison avec une "association pour le développement de l’agriculture familiale dans le haut Xingu" : assistance technique, aide à la commercialisation de produits comme le cacao et la noix du Para, construction de deux maisons familiales rurales. Nous avons aussi des actions transversales dans le domaine de la formation, notamment avec des séminaires : santé, éducation, accès aux droits, logement, mouvement des femmes, etc.

    Tu as été contacté pour participer à ce film sur l’histoire des Lip, plus de 30 ans après. As-tu été surpris que Lip ne soit pas oublié ?

    J’ai été très surpris que l’on s’intéresse encore à Lip, d’autant plus que j’avais déjà quitté la France depuis plus de dix ans. Quand on parle de Lip, c’est d’ailleurs plus le premier conflit (1973-74) que le second (1976-1981), plus dur, qui a abouti à la fin de Lip, mais qui avait aussi été un moment très fort où on avait expérimenté l’idée de coopérative.

    Le contexte est très différent. J’ai l’impression que le syndicalisme a beaucoup évolué. J’était en France en 2005, et j’ai manifesté aux côtés de Piaget : il ne se reconnaît plus dans la CFDT d’aujourd’hui. Le monde économique n’est plus le même. Au moment de Lip, on était encore dans une tradition presque artisanale, où l’on pouvait travailler toute une vie dans une même entreprise. Il n’y a plus de tels collectifs ouvriers.

    J’ai donc été étonné de l’intérêt pour Lip. Semble-t-il, c’est le côté "imagination" de l’époque, y compris des syndicats, alors qu’aujourd’hui, on ne semble connaître que les rapports de force et la "guerre de position". Les membres les plus jeunes parmi l’équipe, qui est venue me filmer en Amazonie, étaient passionnés par l’histoire des Lip. Pour eux, c’était une bouffée d’oxygène et d’imagination.

    Parmi les souvenirs de Lip, il y a l’unité maintenue des travailleurs, avec une grande diversité. Il y a aussi le "on produit, on vend, on se paie", à l’origine d’un vaste mouvement de solidarité. Quel a été le rôle du comité d’action des travailleurs de Lip dans le caractère innovateur de la lutte ?

    Il faut revenir à la genèse du comité d’action. Je suis arrivé à Lip au début de 1971. Je ne me préoccupai pas de ce qui se passait dans l’usine. Mon combat à Besançon, c’était éducateur pour des adolescents délinquants. J’avais mis en place une "maison communautaire" pour essayer de les réinsérer par le travail, mais cela ne marchait pas. En octobre 1972, j’ai été interpellé par un collègue de travail, très radical, qui était comme moi dans le secteur armement de Lip, et qui a cherché à le motiver pour intervenir à l’usine. Il avait deux autres travailleurs avec lui.

    Les syndicats étaient très implantés à Lip, la CFDT très performante, et la CGT très forte. Depuis 1968, il y avait une AG des travailleurs tous les trois mois, menée de main de maître par les syndicats. Mes trois collègues y allaient régulièrement, mais n’arrivaient pas à participer et restaient bouches closes. Nous avons donc, tous les quatre, écrit une lettre à la direction de la section CFDT, pour dire que cela n’allait pas, que nous ne voulions pas rester seulement spectateurs, que nous voulions participer mais que nous ne savions pas comment. Charles Piaget et Roland Vittot ont bien réagi. Nous avons tenu trois ou quatre réunions avec d’un côté cinq à sept représentants de la section CFDT, et de l’autre le même nombre de travailleurs voulant participer.

    Sur ce, en avril 1973, les cadences commençaient à baisser, et l’avenir de l’usine paraissait alarmant. Nous avons fait avec Piaget la tournée des ateliers, et pour la première fois, le nom du comité d’action est apparu.

    Trente quatre ans après, on peut parler de maïeutique, au sens de Socrate. Il s’agit de faire se révéler la connaissance qui est en chacun de nous, par la parole et la raison. L’éducateur et l’éduqué ont un rôle commun, inséparable. Le comité d’action n’était ni un mouvement, ni un syndicat, ni vraiment un groupe défini, mais bien davantage un "style". Jusqu’à l’intervention de la police en août 1973, beaucoup des actions des Lip ont été "pensées" par le comité d’action, en symbiose parfaite avec la section CFDT, et avec la participation du plus grand nombre de travailleurs, même si cela n’a pas toujours baigné dans l’huile.

    Il y a bien eu des tentatives de récupération du comité d’action par des groupes d’extrême-gauche, le PCR notamment, mais ce ne fut pas le cas de Révolution !, ni de la LCR, ni de la Gauche Prolétarienne en cours d’autodissolution. Ce fut anecdotique.

    Propos recueillis par P. Petitjean

    Entretien avec Florent Verdet

    Vous êtes cinéaste, habitant Montreuil, et avez été l’assistant de Christian Rouaud pour le film "Les Lip, l’imagination au pouvoir". Comment est née l’idée de faire un tel film ?

    Ce fut une idée partagée par Richard Copans (producteur, Les Films d’Ici) et Christian Rouaud (le metteur en scène), qui, l’un comme l’autre, avaient été impliqués dans le mouvement autour des Lip, tant comme cinéastes que comme militants politiques. Christian Rouaud avait tourné le film "Paysan et rebelle : un portrait de Bernard Lambert" en 2002. Cela avait fait remonter des archives et des souvenirs de cette époque. Bernard Lambert et Charles Piaget étaient tous deux au PSU, et les Paysans Travailleurs (précurseurs de la Confédération Paysanne), partie prenante des mouvements sociaux des années 1970. Christian Rouaud a donc proposé ce projet, il y a 2 ans, à Richard Copans. C’était le bon moment. Il y a 10 ans, sans doute eût-il été trop tôt. Et quelqu’un comme Roland Vittot n’aurait sans doute pas accepté de parler il y a 10 ans.

    Qu’est-ce qui motive des jeunes cinéastes à s’intéresser à une lutte vieille de plus de 30 ans ?

    Je suis né en 1973, et pour les gens de ma génération, Lip, c’est une brasserie. Mais dès qu’on raconte cette histoire, on est fasciné. La force du film, c’est qu’il réussit à parler aux jeunes, à donner de l’espoir. Le contexte est très différent, avec un fort taux de chômage. Mais le film montre qu’en se battant, en innovant, on peut toujours faire quelque chose.

    Quel a été l’accueil réservé à ce projet par les LIP qui apparaissent dans le film ? Quels regards portent-ils sur leur lutte, plus de 30 ans après ?

    Ils ont eu un vrai plaisir à se raconter. Ils se sont livrés avec enthousiasme, même si parfois les souvenirs étaient douloureux, surtout ceux de la seconde grève. Le film ne traite que de la première, 1973-74. Le film est construit autour de quatre des principaux animateurs, Raymond Burgy, Charles Piaget, Jean Raguenes et Roland Vittot. Ils ont des personnalités très différentes, respectent leurs différences, mais baignent dans un même milieu catholique, populaire, de gauche. Tous ont encore une activité militante, Piaget dans le mouvement contre le chômage, Burgy dans la solidarité avec les personnes handicapées, Raguenes au Brésil...

    Propos recueillis par P. Petitjean

    Souvenirs, souvenirs

    Ce film est une occasion de revenir sur l’année 73 et les souvenirs de cette lutte qui a été pour moi le 1er engagement politique actif. Ayant animé un comité de soutien à la lutte des LIP au Collège de France où j’étais alors vacataire, j’ai eu le privilège de rencontrer Raguenes, animateur du Comité d’Action LIP et de l’inviter à un meeting de soutien au du Collège de France, dans une salle archicomble.

    La lutte des Lip a été bien sûr emblématique de "l’autogestion" et du "prenons nos affaires en mains" qui ont été la marque de ces années, par ailleurs riches en luttes sociales, des grandes grèves ouvrières ou du secteur public à la marche du Larzac, en passant par le MLAC ou les comités de soldats. Mais ce qui m’a beaucoup marqué, c’est le grand mouvement de solidarité qui s’est exprimé autour de cette lutte et que l’on n’a pas revu par la suite. Comme si tous se reconnaissaient (même dans les sondages) dans les valeurs défendues, les modes d’action (reprendre la production), la démocratie au quotidien et la détermination. Je me souviens de ce mot d’ordre qui exprimait très bien cela : "Tous pour LIP et LIP pour tous".

    Il y a eu les grèves de solidarité dans la région, les actions de solidarité à la SNCF, à la Poste, les comités de soutien dans toute la France, celles qui ont suivi l’exemple, comme à Cerisay, les ventes sauvages de montres, il y a eu aussi cette grande vente de solidarité à la Halle de la Villette avec les ouvrières de Cerisay et d’autres.

    Les souvenirs sont parfois flous, mais il me reste une impression d’enthousiasme et de chaleur humaine très simple (j’ai été adoptée tout de suite, quand ils ont su que mon grand père était d’Arc et Senans). Je n’étais pas à Besançon le 14 Août lorsque les gendarmes mobiles ont investi l’usine de Palente, mais beaucoup, et notamment beaucoup des travailleurs de la région, étaient aux cotés des LIP pendant les 3 jours d’affrontements très durs qui ont suivi. Mais j’étais à la grande marche le 29 septembre à Besançon, où nous étions 100 000 malgré la pluie et la gadoue.

    Même si la lutte des LIP dans un certain sens était la première des grandes luttes défensives sur l’emploi, comme de nombreuses personnes de ma génération, elle m’a appris beaucoup et a contribué à un engagement politique plus important par la suite, selon des valeurs acquises à leur contact.

    Gabrielle Grammont

    Le synopsis

    Les LIP, l’imagination au pouvoir, donne à voir et à entendre les hommes et les femmes qui ont mené la grève ouvrière la plus emblématique de l’après 68, celle des usines horlogères LIP à Besançon. Un mouvement de lutte incroyable qui a duré plusieurs années, mobilisé des foules entières en France et en Europe, multiplié les actions illégales sans céder à la tentation de la violence, porté la démocratie directe et l’imagination à incandescence. Le film retrace cette épopée, à travers des récits entrecroisés, des portraits, des archives. Une histoire collective pour essayer de comprendre comment le combat des Lip porta l’espoir et les rêves de toute une génération.


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