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 Vous êtes ici: Accueil >  Sommaire des numéros parus >  Année 2005 >  N° 70 Avril 2005

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AGENDA / EN BREF:

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        Des poissons et des armes

        Cauchemar ou clichés

        Trafic d’armes, SIDA, misère, : sur les rives du lac Victoria, convergent tous les drames provoqués par la mondialisation.

    C’est du moins la thèse du film actuellement présenté au Méliès, « Le cauchemar de Darwin ». Le 5 mars dernier, le film était suivi d’un débat avec le réalisateur, Hubert Sauper, débat auquel assistait pour vous Le Poivron !

    Un tableau effrayant

    "Le cauchemar de Darwin" est présenté comme un documentaire analysant l’impact social de l’exploitation d’un poisson, la perche du Nil, et ses liens avec des importations d’armes. Ce poisson a été introduit il y a 50 ans dans le lac Victoria (un lac immense, bordé par la Tanzanie, le Kenya et l’Ouganda). Il a tant proliféré qu’il fait aujourd’hui l’objet d’une intense pêche industrielle. Les poissons sont traités sur place et les filets sont envoyés par avion en Europe. Vu son prix, la population locale ne peut en consommer que les têtes et les arêtes. Par ailleurs, les avions qui viennent chercher les filets arrivent chargés d’armes. Les pilotes russes et ukrainiens sont les clients des prostituées qui gravitent autour des hôtels résservés aux occidentaux. Le SIDA exerce aussi ses ravages, détruisant les familles et livrant à la rue des bandes d’enfants qui se battent pour des poignées de riz et se droguent aux vapeurs d’emballages brulés. Quant aux pêcheurs, ils vivent dans des camps isolés, loin de leur famille et gagnant un salaire dérisoire.

    Le tableau semble effrayant : on assiste aux effets pervers du libéralisme mondial, dans lequel quelques individus s’enrichissent à la fois par un échange inégal qui affame la population et par des ventes d’armes qui alimentent les conflits de la région. Il est pourtant difficile de ne pas ressentir un malaise devant cette démonstration qui s’appesantit sur les orphelins, transforme l’enquête sur les armes en quête lancinante et laisse en fait de nombreux points inexpliqués.

    Ni documentaire, ni fiction

    Le débat suivant la projection a permis d’éclairer les intentions du réalisateur. A l’un des spectateurs qui demandait fort justement s’il fallait cesser de manger de la perche du Nil, le réalisateur répondait qu’il n’était pas là pour donner des consignes de vie : « mon film n’est ni un documentaire, ni une fiction, mais simplement du cinéma ». Hubert Sauper se veut artiste avant tout, et non militant. Comme il l’affirme clairement, il ne cherche pas à présenter la réalité de la société tanzanienne, mais seulement certains aspects de celle-ci. Ce qu’il nous offre dans son « cauchemar » est sa vision personnelle de l’Afrique, une vision dans laquelle la population de Mwanza se réduit à un ex-mercenaire veilleur de nuit, aux enfants des rues et aux prostituées. A quoi bon passer 4 ans en Tanzanie pour ramener de tels clichés ? Le réalisateur veut-il prouver que la misère a globalement augmenté dans la région du fait de la pêche, ou bien veut-il montrer que ce boom économique a laissé de côté une partie de la population ?

    On peut ainsi se demander ce qu’en pensent les autres habitants, par exemple les milliers d’employés qui travaillent dans les usines de poissons ? L’exploitation de la perche du Nil a attiré à Mwanza des investisseurs et des paysans venus de toute la région. La seule que l’on voit est une femme dont le travail consiste à faire sécher des têtes de poissons grouillantes de vers, et qui affirme qu’elle préfère largement cela à son ancien emploi dans une ferrme. On ne saura rien d’autre des éventuels progrès induits par la pêche dans cette région pauvre.

    Quant au fait que les pêcheurs ne consomment pas les poissons qu’ils capturent, c’est une situation parfaitement banale, également vraie pour le café, les chaussures de sport ou les téléviseurs produits dans le monde entier, des usines d’Ile de France aux ateliers chinois. A moins de préconiser l’autarcie complète du moindre village et le retour à une économie strictement paysanne, on voit mal comment il pourrait en être autrement. A l’abandon de tout commerce, on peut préférer le commerce équitable (ce qui n’est bien sûr pas le cas ici, mais ce n’est pas l’objet du film, qui présente cette activité comme un « cauchemar »). Il est fort possible que la vente des filets de perche profite essentiellement aux patrons des usines et aux occidentaux ... mais rien ne le prouve ! Une séquence montre l’intervention de représentants de l’Union Européenne, et laisse entendre que l’Europe est également responsable de la situation, mais là non plus, sans la moindre preuve.

    Une catastrophe écologique

    L’introduction de la perche du Nil a provoqué une catastrophe biologique, car elle a éliminé plusieurs dizaines d’espèces de petits poissons qui étaient pêchés de façon traditionnelle. D’un point de vue économique, la situation est plus nuancée car cette nouvelle espèce est bien plus facile à commercialiser. Cependant l’exploitation incontrôlée de la perche du Nil a entraîné une baisse de la taille moyenne des prises et risque d’aboutir à un effondrement de la pêcherie, faute de renouvellement des stocks. L’évolution de la production montre qu’on n’en est pas encore là, mais le risque existe. Alors, que faut-il redouter le plus : ce développement inégal et anarchique, mais développement tout de même, ou bien la ruine des pêcheries du fait de la surpêche ? Paradoxalement, le film fait l’impasse sur ce problème, car la complexité du réel résiste en fait à la vision misérabiliste du réalisateur.

    Celui-ci laisse également de côté les gros problèmes écologiques apparus avec ce développement industriel. Certaines des espèces éliminées par la perche du Nil se nourrissaient d’algues microscopiques qui maintenant prolifèrent, provoquant une pollution des eaux du lac. Cette pollution est aggravée par les rejets d’eaux usées des villes qui ont poussé comme des champignons sur les rives. Par ailleurs, la perche du Nil est trop grosse pour être séchée au soleil , comme cela se pratiquait pour les autres espèces, plus plates. Il faut donc du bois pour en fumer les têtes, seul moyen de les conserver, faute d’électricité. Cette acivité a accru la déforestation, ce qui a entrainé un lessivage des sols, augmentant encore la dégradation de la qualité des eaux du lac.

    Trafic ou commerce ? Quant au « trafic d’armes », l’insistance du réalisateur dans ses questions à d’éventuels témoins (ou participants) se résout dans l’ « aveu » d’un pilote russe qui affirme avoir transporté des chars en Angola. Au cours du débat, le réalisateur a expliqué n’avoir pas voulu monter dans son film les séquences dans lesquelles on voit les armes débarquées des avions car cela aurait été trop évident. Il a alors précisé qu’il s’agit en fait d’importations d’armes par le gouvernement tanzanien. On peut, pour des raisons philosophiques ou politiques, être opposé au commerce international des armes, mais ce n’est pas la même chose que de dénoncer un trafic d’armes camouflé derrière des exportations de poissons ! Tout mélanger ne permet pas nécessairement d’éclairer les spectateurs.

    Finalement, y a-t-il une réponse à la question : faut-il boycotter la perche du Nil ?

    Pauvre Darwin !

    Le titre du film fait sans le dire référence au livre « Le vivier de Darwin, un drame dans le lac Victoria » (éd du Seuil) écrit par un biologiste néerlandais, Tijs Goldschmidt, qui a passé plusieurs années à Mwanza pour étudier les poissons du lac, avant qu’ils soient en grande partie éliminés par la perche du Nil. Le titre s’explique par l’étonnante évolution de ces poissons dans le milieu isolé qu’était le lac Victoria. Mais le réalisateur fait également une allusion au « darwinisme social », une théorie (rejetée par Darwin) selon laquelle il serait « naturel » que les puissants exploitent les faibles ...


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